Au fur et à mesure, l’obscurité cède sa place à la brume. La navette Audi gravit les quelques lacets qui séparent Toulon du circuit Paul Ricard. La dernière fois que Victor avait pris cette route, c’était il y a plus de trente ans. Son ami, Elio de Angelis, avait insisté pour qu’il vienne prendre des photos. Victor l’avait connu chez ses grands parents, à Zonza. Jusqu’à 12 ans, il y passait toutes ses vacances scolaires. Ils sont toujours restés en contact. Régulièrement, malgré la distance, ils se retrouvaient. Elio était un bon vivant, un sportif accompli. Il était de ceux qui excellaient dans chaque sport qu’ils approchaient. Le sport auto ne fit pas exception à la règle. Du Karting à la F1, il se passa trois ans. Il avait 21 ans. Il était jeune et très rapide.
Colin Chapman l’engagea en 1980. Il fut l’équipier de Mario Andretti, Nigel Mansell et Ayrton Senna. Sa jeunesse aristocratique et la livrée noire et or de la Lotus, lui valurent son surnom de Prince Noir. Victor assistait très régulièrement aux Grand Prix, happé par le Circus et ses dorures. A l’époque, la F1 était une petite entreprise. Tout le monde se connaissait. Il était alors facile d’être invité par Goodyear, la FISA, Brabham ou Magnetti Marelli. La F1 était une fourmilière, loin de l’image élitiste qu’elle s’est forgée depuis. Il suffit d’y être pour vendre aux magazines, les photos des pilotes, ces gladiateurs modernes sur des voitures qui avaient bien plus de puissance que d’adhérence.
Le début de saison 1986 avec la Brabham – BMW, n’avait pas été idéal. La ligne aérodynamique de la BT 55 était dictée par le choix de Gordon Murray. Il avait dessiné une voiture plus basse de vingt centimètres afin de dégager l’aileron arrière et d’accroître la charge. Malheureusement pour Elio, les quatre premières courses avaient révélé une voiture bien plus fragile que performante. Brabham avait besoin de rouler, rouler et rouler encore afin de trouver ce qu’il lui manquait. Ce 14 mai 1986, à l’approche du Esse de la Verrerie, l’aileron arrière se brisa. A 300 km/h, Elio devint passager d’une voiture en tonneaux qui finit par se planter sous les rails. Des stands, Victor avait tout entendu, tout vu, et n’avait rien pu faire. Elio avait été transporté immédiatement à l’hôpital de Marseille. Il se rappelle encore avoir roulé à tombeau ouvert sur cette petite route aujourd’hui si bucolique. Il ne le savait pas encore, mais il courrait pour apprendre la mort de son ami. Du jour au lendemain, il avait quitté la F1, sans remord ni regret. Il se protégerait désormais.
Sa bonne réputation en tant que photographe, lui avait permis de voyager sur nombre d’évènements sportifs, et notamment sur les 24 Heures du Mans. En 2016, il avait découvert la scène eSport et retrouvé l’insouciance, l’arrogance et la simplicité de la F1 des années 80. Les Simracers étaient ravis d’être pris en photos. Ils n’avaient pas la notoriété qu’ils méritaient, mais en tant que photographe, quel plaisir de déclencher et de réaliser des portraits authentiques. Il avait rencontré Karl à l’occasion d’un des ses reportages sur une compétition majeure de Simracing. Tout le monde connaissait Victor et aimait entendre les anecdotes de l’Histoire du Sport Automobile. Karl aimait s’en imprégner car le Simracing est une résurgence du Realracing. Ce qui s’est passé d’un côté, arrivera dans l’autre. Le courant était tout de suite passé, au point que Karl le contactait régulièrement pour lui demander conseils.
Victor avait suivi la belle rencontre d’Audi et de Karl. Un story-telling qui réjouit les rédactions. Il ne fut pas étonné que Karl l’appelle et insiste pour qu’il le rejoigne au Castellet pour ce premier roulage officiel. Revenir des décennies plus tard sur le lieu d’un drame, n’est pas facile. Mais Karl avait un don. Personne ne lui résiste. Il a toujours des arguments évidents et imparables.
Le temps des photos n’est pas encore venu. Nous sommes une quarantaine derrière un cordon. Les attachés de presse nous expliquent que la séance va bientôt commencer. Dès que la voiture sera sortie du garage, nous pourrons nous placer le long du muret des stands. Chacun observe, certains prennent déjà des photos. Victor se place sur le côté du garage. L’armée Audi, comme il l’imaginait, se déplace vite, organisée et sûre d’elle. Karl est déjà dans la voiture. Son ingénieur lui rappelle le fonctionnement du volant. C’est une énorme marche qu’il s’apprête à franchir. Le monde médiatique ne s’y est pas trompé, d’ailleurs. Quasiment tous les médias F1 ont répondu présent à l’invitation d’Audi.
Victor l’observe. Il connaît ce regard. Perdu dans sa concentration, il est probable qu’il n’écoute pas. Les premiers tours sont souvent spéciaux. Rouler sur une nouvelle voiture en espérant que les faiblesses de l’année précédente soient gommées et que de nouvelles solutions soient trouvées et apporteront une voiture championne du monde. Le V6 Audi démarre, ronronne quelques minutes et puis se tait. Aucune inquiétude ne se lit sur les visages. Les mécaniciens commencent à dégager les abords de la voiture. Le démarreur est replacé et la voiture est posée sur ses roues. Karl engage la première. Timidement la voiture s’engage vers la piste, suivie par les photographes qui courent vers le muret. Victor ne se précipite pas. Il sait que la voiture rentrera au stand après ce tour d’installation. La lumière du Castellet est parfaite ce matin, une belle journée de travail pour tout le monde.
Un attaché de presse s’approche en lui tendant un casque. Le temps de l’enfiler et la sirène retentit : la voiture rentre et s’arrête devant le stand. Le moteur n’est pas coupé. Victor entend Karl discuter avec les ingénieurs. Il leur demande de changer l’étagement de la boîte de vitesse pendant la pause déjeuner. Il manque 300 tours pour éviter de passer la 4 à la chicane nord. Puis il demande combien il a d’essence à bord. On lui répond : 50 kilos, de quoi faire 30 tours.
Puis Karl parle en français :
« Merci d’être là Victor. Cette journée est historique. Nous sommes sur le pont entre deux mondes. »